Patrick Kéchichian
Pur produit littéraire de la fin du XIXe siècle, Bruges-la-Mort, par une sorte de petit miracle d´équilibre, présente un double caractère : être parfaitement daté et désuet ; palpiter encore, telle une belle endormie, sous la cire du temps.
Mort en décembre 1898, à l´âge de 43 ans, quelques mois après Mallarmé dont il avait fréquenté, rue de Rome, les "mardis", Georges Rodenbach partagea sa vie entre sa Belgique natale et Paris, où il se maria et passa les dix dernières années de sa vie. Il fut avocat, et surtout journaliste et écrivain. Un pastel par Lévy-Dhurmer montre son fin visage qu´on dirait détaché de l´univers de Proust, moustaches et regard qui déclinent, l´air un peu diaphane et infinitement mélancolique, avec, au fond, la ville de Bruges. Cette ville que Rodenbach n´habita pas, mais dont il publia, em feuilleton dans Le Figaro en février 1892, puis en volume au printemps, une maniére de portrait romanesque aux couleurs funèbres : ce Bruges-la-Mort, où l´on entend, à travers l´intrigue, le "grand office des morts sans répit psalmodié dans l´air" par les cloches.
La premiére édition du livre faisait accompagner le texte d´une série de photographies de vues de Bruges, inaugurant en quelque sorte un nouveau genre : le "récit-photo". Cette originalité frappante disparut des nombreuses éditions ultérieures. Au point que l´on coupa souvent, dans la préface de l´écrivain, le paragraphe qui y faisait référence. C´est bien sûr le premier mérite de cette édition de poche (Bruges-la-Mort, GF-Flammarion) que d´avoir restitué le roman dans son état d´origine, dons les lecteurs peuvent juger qu´il n´est nullement fortuit. Le second mérite de Jean-Pierre Bertrand et Daniel Grojnowski est de donner, dans la préface, notes et documents annexes, tous les renseignements et précisions utiles. Livre fluide et comme transparent, le roman de Rodenbach soulève des questions esthétiques diverses qu´il est bon de ne pas ignorer.
La Chevelure de la Morte
A la sortie du roman, Mallarmé écrivit à Rodenbach : "Votre histoire humaine si savante par instants s´evapore ; et la cité en tant que le fantôme élargi continue..." Le miracle est là : l´intrigue - un veuf inconsolé, vivant dans le pieux et maniaque souvenir de la morte, croit la reconnaître dans une autre, une vulgaire courtisane en vérité, blasphématrice qu´il assassinera - entretient avec le lieu où elle se déroule un rapport de trouble équivalence symbolique. Bruges se métamorphose peu à peu, par le regard, l´obsession endeuillée et les actes du héros, Hugues Viane, en "personnage" central du roman, qui en détient le secret, dans ses "quais, rues désertes, vieilles demeures, canaux, béguinage, églises..."
"Le jour déclinait, assombrissant les corridors de la grande demeure silencieuse, mettant des écrans de crêpe aux vitres. Hugues Viane se disposa à sortir..." Ces premières lignes du roman de Rodenbach donnent le ton. L´art de l´écrivain symboliste, qui fut aussi un poète notable, est précisément dans la perfection de cette tonalité chagrinée, presque sereine cependant au coeur d´un grand désenchantement. L´eau, sous forme de brume ou stagnante, semble aspirer les émotions, et jusqu´à la vie. Il faut aussi souligner la grande pertinence psychologique de l´auteur à propos de la place des objets symboliques - la chevelure de la morte - et dans sa description de la passion fatale du héros.
Le Monde Dossiers et Documents, 395 - março 2010. Artigo publicado originalmente em novembro de 1998.
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